Marcel Béalu
Marcel Béalu est, avec Jean Ray, Claude Seignolle, A. Pieyre
de Mandiargues, ou Michel de Ghelderode, l'une des grandes figures de la
littérature fantastique d'expression française du siècle
dernier. Né le 30 octobre 1908 à Selles-sur-Cher (Loir-et-Cher),
il grandit à Saumur: enfance marquée par la pauvreté,
mais illuminée par la lecture des classiques qu'il découvre
et lit en autodidacte. Dès lors, la littérature sera indissolublement
liée à son existence. Il commence à écrire
mais, pour gagner sa vie, exerce pendant quatorze ans -- de 1931 à
1945 --, le métier de chapelier à Montargis. Dès cette
époque, il commence à publier des recueils de poèmes
chez de petits éditeurs (Poèmes sur un même thème,
1932; Esquisse de l'idole, 1936). En 1937, il fait la connaissance
de Max Jacob qui l'encourage, le conseille. Rencontre déterminante:
les deux hommes ne cesseront de se voir.
Vient la guerre. En 1941, il rejoint, avec René Guy Cadou, Michel
Manoll, Luc Bérimont, Eugène Guillevic, Maurice Fombeure,
Jean Follain et quelques autres, l'«École de Rochefort»
fondée par le poète Jean Bouhier et le peintre Penon, qui
souhaitent exalter la poésie comme moyen de libération de
la pensée en ces temps troubles d'occupation ou règne le
désarroi intellectuel. La même année paraissent les
Mémoires
de l'Ombre qui, avec L'Expérience de la nuit (1945) et
Journal
d'un mort (1947), révèlent «le Béalu de
la nuit, des difficultés existentielles et ontologiques»,
selon la formule de Marcel Schneider, lequel note fort justement que, tout
autant que l'influence de Poe, Lewis Carroll, des surréalistes ou
de Kafka, «l'expérience de la vie quotidienne sous l'occupation
explique[nt] en partie cette sensibilité et cette coloration»:
à la même époque, Lherbier tourne La Nuit fantastique.
Après la guerre, à l'instar de Pierre Véry avant
lui, et d'autres qui ne peuvent vivre que par et pour les livres, il devient
libraire à Paris, rue de Beaune puis dans le quartier Saint-Séverin,
et enfin rue de Vaugirard, à l'enseigne poétique et allégorique
du Pont Traversé, choisie en hommage à l'ouvrage de son ami
Jean Paulhan. Béalu devient alors une figure incontournable du paysage
littéraire de l'époque. Sa librairie est fréquentée
par des écrivains et des poètes bien sûr, comme Henry
de Montherlant, Jacques Chardonne, Marcel Arland et Louis Guilloux, mais
aussi par des peintres ou des psychanalystes comme Jacques Lacan et François
Peraldi. On y trouve des ouvrages rares et méconnus, et Béalu
agrémente la conversation de commentaires ou d'anecdotes sur leurs
auteurs. En 1948, paraît le recueil L'Araignée d'eau
qui établit définitivement sa notoriété et
élargit son lectorat. En 1955, Marcel Béalu fonde la revue
Réalités
secrètes, qu'il co-dirige avec René Rougerie. Il y publie
les auteurs qu'il admire et affectionne; des anciens, comme Charles Nodier,
Pétrus Borel, Ludwig Tieck ou Achim d'Arnim, et des contemporains
comme Julien Gracq, Jean Paulhan, André Pieyre de Mandiargues, J.M.A.Paroutaud,
Jacques Sternberg, Robert Desnos, Malcolm de Chazal, Lise Deharme, Joyce
Mansour ou Antonin Artaud, pour n'en citer que quelques uns, qui composent
le paysage littéraire de Béalu.
Si -- pudeur ou modestie -- il figure peu au sommaire de Réalités
secrètes, Béalu n'en continue pas moins de publier, alternant
recueils de contes ou de poésies (L'Aventure impersonnelle,
1954), romans et volumes de souvenirs (Le Chapeau magique, 1980,
1981 et 1983). Mais Béalu est aussi peintre et dessinateur. Son
œuvre picturale, qui n'est pas sans rappeler celle d'Odilon Redon, mêle
l'érotisme à l'étrange et au fantastique, et entretient
d'étroits liens avec son œuvre écrite, qu'elle illustre souvent.
Dans les années 1960, les éditions Marabout rééditent,
aux cotés d'ouvrages de Claude Seignolle, Michel de Ghelderode,
Thomas Owen, Jacques Sternberg ou Pierre Gripari, deux recueils de contes
et nouvelles qui permettent à une nouvelle génération
de lecteurs épris de fantastique de découvrir cet auteur
singulier à la voix si originale.
Car, plus que l'illustration nouvelle de schémas anecdotiques
ou narratifs classiques, le fantastique de Marcel Béalu procède
d'une transfiguration du réel et du quotidien qui glisse alors vers
l'insolite et l'étrange; il révèle un aspect caché
de l'existence, une «réalité secrète»,
pour reprendre le titre évidemment significatif de sa revue: «Chaque
chose était une serrure, qu'il suffisait d'ouvrir. Un chemin derrière
apparaissait, un petit sentier où s'égarer n'était
pas sans danger.» écrit-il dans le texte liminaire de Mémoires
de l'ombre. Ce fantastique-là, s'il use de la poésie
et du rêve, ne vise cependant qu'à exprimer le mystère
même de l'existence et l'angoisse de l'individu confronté
inéluctablement à l'amour et à la mort. Dans sa préface
à L'Araignée d'eau, Pieyre de Mandiargues ne manque
pas de souligner à propos de la nouvelle éponyme, cette improbable
histoire d'amour entre un homme et une araignée d'eau rencontrée
au bord d'une rivière, que: « le lecteur en vient à
se demander s'il n'y a pas plus que du rêve dans cette histoire impossible,
et si l'origine de tout cela ne se confond pas avec quelque réalité.»
On a souvent cité à propos de Marcel Béalu l'influence
de Kafka, de Lewis Carrol, de Michaux et bien sûr des surréalistes.
Mais Marcel Béalu, s'il s'inscrit bien dans le paysage littéraire
de l'époque, possède une indéniable originalité.
Comme dans L'Expérience de la nuit où le fantastique
naît concrètement de la modification du regard et de la vue,
l'œuvre de Marcel Béalu est le fruit du regard intime et unique
qu'il porte sur la vie.
Plusieurs fois repris en recueil, «Les Trois livreurs»,
qui figure au sommaire du volume 15 de notre Codex
Atlanticus, texte d'une concision et d'une efficacité imparables,
illustre l'une des nombreuses facettes du talent de Béalu, dont
on cite généralement plus volontiers les longues nouvelles
introspectives que sont par exemple «L'Aventure impersonnelle»
ou «La Place».
L'auteur des «Trois livreurs» nous a quittés le
19 juin 1993. Mais son épouse Marie-Josée perpétue
son souvenir et poursuit la diffusion de son œuvre -- ainsi que celle de
tous ses amis poètes et romanciers, au 62 de la rue de Vaugirard,
à Paris, dans la librairie à l'enseigne du Pont-Traversé
dont l'étonnante façade ornée de têtes de bétail
rappelle qu'un boucher tenait jadis boutique en ces lieux. Et ce «collage»
surréaliste où la littérature se dissimule derrière
le visage sanglant de la boucherie semble tout droit sorti d'un conte-poème
de Marcel Béalu.
Philippe Genière
Ci-dessous: Marcel Béalu photographié par Jan
H. Mysjkin en mai 1993, peu de temps avant son décès.
Photographie reproduite avec l'aimable autorisation de
Jan H. Mysjkin. Droits réservés. Reproduction interdite.
Marcel Béalu à La Clef d'Argent :
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