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Ma découverte du gurzil

C'est un animal bizarre et drôle. Il se tient là dans un coin. On dirait qu'il a peur. Mais de quoi donc?

Dans son ensemble, il ne ressemble à aucun animal connu. Je ne vois vraiment pas comment je pourrais l'identifier. Sa tête est plutôt ronde, et ses yeux brillent comme deux petites billes luminescentes. Son pelage abondant est tout blanc. Mais je pense que cette blancheur n'est pas une caractéristique absolue et référentielle de la race de cet animal. Bien évidemment, je l'ai trouvé seul. Sa comparaison n'est donc pas possible. Mais je gage que s'il devait y en avoir plusieurs comme lui, ceux-là pourraient aussi bien être recouverts d'un pelage roux, noir ou tigré. Il devrait même s'en trouver des tachetés et des bigarrés. Son ventre et l'intérieur de ses pattes sont noirs et sans poils, disons d'un cuir qui garde l'apparence du velours.

Devant l'étrangeté de son genre et son aspect insolite, mais surtout pour l'assimiler à une réalité qui lui est propre et à laquelle je participe pour l'avoir découvert, enfin pour lui préserver son caractère de singularité parmi le règne animal, je l'ai appelé le gurzil. J'aurais tout aussi bien pu l'appeler d'un surnom plus familier et témoignant de mon affection, comme Kiki ou Georges, mais j'ai tenu à sauvegarder son unicité à tous points de vue, et à préserver sa nature sauvage. Aussi s'appelle-t-il désormais le gurzil, sonorité qui semble assez bien s'accorder avec son profil, sa forme et son comportement.

S'il convient toutefois d'apparenter le gurzil à d'autres animaux connus du commun, on pourrait en citer un certain nombre, chacun pour une de ses particularités.

Pour la tête par exemple, je dirais qu'il rappelle étrangement le xérus, mais aussi le wallaby et le zorille. C'est-à-dire que l'on peut imaginer la tête du gurzil comme une association synthétisée des têtes de ces trois animaux. Pour le corps, il faudrait faire appel à d'autres animaux comme le castor, le sconse ou l'ondatra, mais même avec ces trois références on est encore loin de la vérité, car le gurzil dans son aspect si singulier demeure très différent et difficile à cataloguer.

J'aimerais bien, je souhaiterais le voir courir. Mais pour cela je devrais l'effrayer ou l'attirer sous un prétexte quelconque. Et je m'en voudrais de l'irriter pour un motif presque gratuit et de l'apeurer davantage qu'il ne l'est déjà. Cependant, je reste très curieux de savoir si le gurzil marche lentement ou vite, et s'il est effectivement en mesure de courir. Mais à la réflexion, je ne vois pas pourquoi il ne le serait pas; pourquoi le gurzil ne courrait pas comme l'isatis, le kinkajou ou le caracal desquels il se rapproche par son attitude farouche; ou la marmotte, la mangouste et la zibeline auxquelles il s'apparente par sa forme longiligne.

De loin ou à distance respectable, on serait tenté de confondre le gurzil avec le maki, le sagouin ou le ouistiti. Mais à s'en rapprocher, on se rend bien compte que c'est là s'en tenir aux apparences seules, et qu'en réalité le gurzil est plus fin, tant dans sa silhouette que dans son maintien, et présente des spécificités bien plus intéressantes à mettre à jour. Par exemple son cri. En voulant m'approcher de lui, il m'est arrivé d'entendre son cri. C'est une chance que j'ai eue. Son cri donc, est extrêmement aigu. À moins que l'aigu si particulier de son cri ne soit encore qu'une manifestation de sa peur exceptionnelle. On peut supposer en effet que le gurzil, dans son milieu naturel, lorsqu'il marche dans la forêt, grimpe aux arbres ou boit l'eau des rivières et que tout d'un coup il se met à crier, pour signifier sa faim, sa colère, son contentement, pour revendiquer son droit d'existence ou tout simplement pour signaler sa présence, on peut supposer dis-je, que dans ces conditions normales le gurzil laisse entendre un cri plus grave, ou à défaut un cri plus voluptueux.

Mais qu'est-ce donc, pour le gurzil, que des conditions normales ou son milieu naturel? Je l'ai trouvé dans un coin de la cour, caché derrière une pelle et un râteau. Ce petit être, qui est probablement (certainement même), l'unique représentant de son espèce mystérieuse, génération spontanée autant qu'isolée, n'a pas nécessairement d'autre gîte, d'autre repère existentiel que celui-là. Autrement, pourquoi tarderait-il à y retourner? Si le gurzil possédait quelque part un terrier ou une petite niche bien à lui, dans un arbre ou une maison, pourquoi n'irait-il pas?

Il convient donc de déduire que le gurzil, à moins d'être perdu ou exilé pour un incident quelconque, et de par sa différence radicale avec tous les genres d'animaux, est un étranger à part entière sur cette terre, exactement comme un éclat d'étoile qui, étant tombé malgré lui, aurait pris cette forme pour survivre en passant inaperçu, et conduire en ce monde qui n'est pas le sien un éventuel destin.

Mais là n'est pas l'essentiel. Ce qui m'interpelle en effet, ce qui me consterne même devrais-je dire, quand j'observe le gurzil tapi dans son coin, c'est son attitude d'immobilité et de réflexion, d'extrême étrangeté qui me le fait considérer avec beaucoup de circonspection.

Comme si le gurzil, et c'est là le point crucial de cette affaire, à la fois conscient et soucieux de sa condition si particulière relative à sa provenance et à sa destination dans cette cour, voulait absolument trouver une raison, donner une explication, transmettre un état - bref, démystifier son passage parmi nous. C'est dans la tristesse de son regard et sa curieuse manière qu'il a de tirer ses moustaches - comme s'il s'accrochait à une vérité sienne mais qui s'obstinerait à le  fuir - que je peux lire son tracas.

Le gurzil est tout seul, et livré à lui-même. Il n'aura pas de descendance pour témoigner de lui et perpétrer une tradition, une race, poursuivre une action et revendiquer une identité à partir de son nom.

Ce qui semble être le souci le plus délicat du gurzil n'est pas de se faire comprendre, ni même de déterminer quoi dire, mais seulement de savoir formuler sa différence, et plus encore de réunir toutes les conditions pour pouvoir s'exécuter à temps.

Le Gurzil © 1998, Bruno Ehret

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