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Howard Phillips Lovecraft
(1890-1937)
H.P. Lovecraft est sans doute l'auteur fantastique qui aura le plus marqué le XXe siècle. Des centaines de sites lui sont consacrés sur la toile, dont plusieurs dizaines présentent et commentent sa biographie et sa bibliographie. Plutôt que de donner à nouveau ici ces informations désormais largement diffusées, nous avons préféré consacrer cette page à des sujets moins fréquemment abordés. Sauf mention contraire, les notes ci-dessous sont de Philippe Gindre. |
Une voie nouvelle
Lovecraft restera sans doute, et avant tout, l'auteur qui a su orienter un pan entier de la littérature d'imagination américaine vers une direction toute nouvelle. C'est de cela qu'on se souviendra vraisemblablement, davantage que du Mythe de Cthulhu qui constituait à ses yeux un épiphénomène ludique de sa création. Épiphénomène passionnant qui aujourd'hui nous intéresse à juste titre, mais qui n'aurait vraisemblablement pas mérité, selon les critères de Lovecraft, toute l'attention que nous lui portons souvent au détriment d'autres aspects de son oeuvre. |
Un fantastique hybride
Dans ses nouvelles, Lovecraft a su conserver certains
archétypes
fondamentaux du récit fantastique traditionnel, tout en les
abordant
d'une manière résolument contemporaine, en leur
appliquant
notamment ce matérialisme mécaniste qui était le
fondement
de sa philosophie personnelle. Le résultat, à mi-chemin
entre
l'épouvante et la SF, a influencé de façon durable
l'imaginaire anglo-saxon. Il est difficile d'imaginer ce qui se serait
passé si Lovecraft n'était pas mort si jeune. Certains
s'y
sont essayés, notamment Roland C. Wagner dans son
irrésistible
et émouvant Howard Phillips Lovecraft (1980-1991)
où
on voit Lovecraft devenir au fil du XXe s. un
auteur majeur de la SF américaine
aux côtés de Heinlein et Asimov, ou Peter Cannon dans The
Lovecraft Chronicles où il imagine que Lovecraft, suite aux
encouragements d'une jeune admiratrice, entreprend là encore une
carrière littéraire d'envergure jusqu'à sa mort en
1960.
80.000 lettres
Lovecraft, c'est également un des grands épistoliers anglophones du XXe s. Non seulement en quantité, mais aussi en qualité. On cite volontiers le concernant le chiffre de quatre-vingt mille lettres, mais on oublie parfois de préciser que ses lettres manuscrites comptaient souvent plusieurs dizaines de pages et que, presque dépourvues de ratures, elles n'ont rien à envier dans leur structure, dans l'élégance de leur formulation, à des dissertations. L'humour en plus. |
Le Mythe de Lovecraft
Lovecraft, c'était enfin, à en croire les nombreux
témoignages
de ceux qui l'ont côtoyé, quelqu'un de très
généreux
sur le plan humain. Très éloigné en tout cas du
personnage
rigide de réactionnaire haineux, viscéralement
attaché
au passé, qu'il a plus ou moins laissé donner de lui dans
sa jeunesse.
Il y a quelques années, le documentaire d'Anne-Louise et Pierre
Trividic, Le Cas Lovecraft, abordait justement ce
problème:
la fascination du passé chez Lovecraft semblait aller de pair
avec
sa fascination pour l'étrange et allait au-delà d'une
simple
attitude réactionnaire (même s'il est resté
très attaché, sa vie
durant, au respect des valeurs fondatrices de la société
américaine
traditionnelle, comme l'a montré Cédric Monget dans Lovecraft,
le dernier puritain). Le Cas Lovecraft est très
controversé parmi les spécialistes de Lovecraft, pour de
nombreuses raisons que nous détaillons ci-dessous,
mais en ce qui concerne cet aspect précis de la
personnalité
de Lovecraft, ce documentaire a le mérite d'aborder les choses
de
façon relativement novatrice. Il met notamment en
évidence
le fait que le passé, pour Lovecraft, n'est pas tant en soi un
état
idéal à reconquérir, qu'un point de comparaison
qui
permet de juger du présent (jugement qui s'apparente chez lui,
c'est
vrai, à une condamnation sans appel). Si Lovecraft, enfant, se
passionne
pour le XVIIIe siècle c'est bien
sûr parce
que le grenier
de la maison de son grand-père Phillips est rempli d'ouvrages
datant
de cette époque, et qu'il trouve là un refuge commode
pour
échapper au monde mais aussi et surtout à une mère
omniprésente qui, quelques années plus tard, sombrera
définitivement
dans la folie. C'est aussi, un peu, parce que ce XVIIIe
siècle qu'il
«possède», enfermé entre les pages de ces
vieux
ouvrages poussiéreux ne «bougera plus»: il est
terminé,
figé à jamais. On peut compter sur lui. Pas comme ce XXe
siècle moderne qui s'annonce polymorphe et instable et qui
menace
de bouleverser les valeurs fragiles sur lesquelles sa petite famille
s'est
construite sous l'impulsion morale et financière du patriarche.
Mais cet intérêt qui ne se démentira jamais tout au
long de son existence lui vient aussi et surtout du fait qu'il voit
dans
ce XVIIIe siècle une époque
relativement
homogène,
où chaque culture humaine est encore relativement distincte des
autres. Or, il aura toute sa vie le sentiment que pour donner un
semblant
de cohérence et d'intérêt à cette chose
absurde
et grotesque qu'est pour lui l'existence, il convient de faire durer au
sein de chaque culture humaine, artificiellement et en toute
connaissance
de cause, un ensemble de valeurs communes que tout mélange,
toute
hybridation menace de faire s'effondrer. Une façon de voir les
choses qui va le mener à des excès
condamnables.
Mais nous sommes là très loin de la pensée
réactionnaire
telle qu'on la définit généralement et telle qu'on
voudrait l'appliquer à Lovecraft de façon un peu
schématique.
Il suffit de lire les lettres qu'il écrit à partir des
années
1930 pour s'en convaincre, ainsi que les nombreux essais que S.T. Joshi
a fait paraître aux États-Unis sur Lovecraft. Lovecraft
Remembered, un recueil de témoignages de ses proches et
amis,
est aussi indispensable pour s'affranchir des préjugés
qui
existent encore sur le prétendu ermite de Providence. Tout cela
n'est pas encore traduit en français, hélas.
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Autour de Lovecraft, La Clef d'Argent a publié :
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L'intégrale Lovecraft parue dans la collection «Bouquins» aux éditions Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin. |
H.P. Lovecraft - Lettres 1 (Christian
Bourgois,
1978). Lettres (1914-1926) recueillies par August Derleth et Donald Wandrei. Choix, préface, chronologie, bibliographie et notes par Francis Lacassin. Traduit de l'anglais par Jacques Parsons. |
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Out of Mind - The Stories of H.P. Lovecraft (1998). Fiction de 54 minutes, Noir & blanc et couleur, Version originale en anglais. Out of Mind est édité en DVD par Lurker Films.
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Out of Mind frappe tout
d'abord par la
succession
de séquences de fiction filmées en couleurs, et de
séquences
«documentaires» en noir et blanc où Lovecraft,
interprété
par l'étonnant Christopher Heyerdahl, expose sa théorie
de
la littérature et du récit fantastique.
Les séquences en noir et blanc témoignent d'un soin tout particulier apporté au personnage de Lovecraft lui-même; l'aspect physique, le maintien, la diction, et jusqu'au timbre de voix semblent correspondre aux descriptions qui nous sont parvenues de lui -- même si on l'imagine mal se prêter avec autant de naturel à un entretien filmé. Quant à ses déclarations, tirées directement de son abondante correspondance, elles ont pour seul -- inévitable -- défaut de nous présenter sous un jour uniforme les diverses attitudes adoptées au fil de sa vie par Lovecraft vis à vis de la création littéraire. Les séquences de fiction ont pour personnage principal un jeune artiste contemporain nommé Randolph Carter. Après avoir parcouru les pages d'un très ancien livre qu'il vient d'hériter de George Angells, un oncle inconnu décédé dans des circonstances mystérieuses, il voit ses nuits bouleversées par des cauchemars de plus en plus terrifiants. Carter revit les uns après les autres les épisodes de la vie de son oncle, alchimiste qui se livrait à de dangereuses pratiques occultes. Rêve et réalité se mélangent peu à peu. Tentant de comprendre ce qu'il lui arrive, Carter se familiarise avec l'oeuvre de Howard Phillips Lovecraft, dont il apprend qu'il aurait inventé le Necronomicon, ce livre étrange dont il vient d'hériter. Scènes oniriques et de l'éveil se mêlent jusqu'à culminer par l'étonnante rencontre entre Lovecraft et Carter. Ce qui se veut une synthèse des grands thèmes lovecraftiens (importance des rêves, poids de l'hérédité, futilité des ambitions humaines) pourra apparaître à certains comme un simple collage de scènes tirées de l'oeuvre de Lovecraft. Toutefois, l'ensemble se distingue par une fidélité constante à l'oeuvre et un respect manifeste envers son auteur. On se prend à rêver qu'un jour un
cinéaste
(pourquoi pas Raymond St-Jean, le réalisateur de Out of Mind)
entreprenne de tourner un film sur la vie de Lovecraft avec
naturellement
dans le rôle principal Christopher Heyerdahl, dont la prestation
est ici époustouflante.
Producteur: Michel Ouellette. Producteur
délégué:
Daniel Plante. Réalisateur et scénariste: Raymond
St-Jean.
Directeur de la photographie: Serge Ladouceur. Directeur artistique:
Sylvain
Gingras. Montage: Philippe Ralet. Costumes: Linda Brunelle.
Décors:
Daniel Breton. Musique: Gaétan Gravel, Serge Laforest.
Interprètes:
Christopher Heyerdahl, Art Kitching, Peter Farbridge, Pierre Leblanc,
Michael
Sinelnikoff. Production: Ciné Qua Non Films, 5266 St. Laurent
Blvd.,
Montréal, Québec, H2T 1S1, Canada.
Téléphone:
(514) 271-4000, Fax: (514) 271-4005. |
Le cas Howard Phillips Lovecraft (1998). Documentaire de 45 mn, Arte Vidéo - 2007. Sortie salles: 1998. NTSC - Toutes Zones / Coul. et N&B / Dolby digital stéréo / 4/3. Tous publics. V.O. : Français, Anglais. Durée DVD: 65 mn. Durée film: 45 mn. |
Lors de sa diffusion sur France
3 puis sur
Arte, et lors
de sa projection en mai 1999 à la faculté Charles V de
Paris,
ce documentaire de 45 mn réalisé en 1998 par Patrick
Mario
Bernard et Pierre Trividic a été sévèrement
critiqué par certains spécialistes du genre fantastique
et
de Lovecraft en particulier, qui y ont vu un portrait partiel, voire
orienté
de l'écrivain américain. Dans le Visage Vert,
Michel
Meurger écrit: «Le naturalisme appuyé du film, les
charcutages crépusculaires, illustrent une stratégie
tendant
à dresser une véritable biographie pathogène
d'H.P.L.
[...] Le vieux cliché du 'solitaire de Providence' est ici
réactivé
sous une forme radicale.» Gilles Ménégaldo ajoute:
«Ce portrait de Lovecraft laisse une fâcheuse impression de
confusion, d'à peu près et de répétition.
Il
irrite le connaisseur de l'oeuvre et il n'est pas sûr qu'il
incite
le profane à la lecture tant l'accent est mis sur le
biographique,
avec un amalgame constant entre la vie et la fiction, ce qui
dénote
une approche quelque peu contestable de la littérature.» (Le
Visage Vert n°7, Losfeld 1999, p.156-158). Aujourd'hui encore,
ce documentaire est assez régulièrement critiqué
sur
les forums consacrés à l'Imaginaire où on reproche
notamment aux auteurs de dissimuler leur ignorance du sujet sous
un esthétisme toc et une psychologie de bazar, pour reprendre
les
termes souvent employés.
Dans le but de réaliser ce qu'ils
appellent
une
biographie psychique de Lovecraft, les auteurs ont
indéniablement
privilégié certains aspects de sa vie (notamment la
période
new-yorkaise, révélatrice de ses phobies racistes) au
détriment
de certains autres, sans doute moins favorables à leur propos.
Le Cas Lovecraft apporte néanmoins un éclairage inédit et passionnant sur les relations de Lovecraft au temps, à la durée et au changement. D'un point de vue technique, ce documentaire constitue enfin une intéressante réussite esthétique, même si on peut sans doute y trouver certaines concessions à des modes graphiques -- voire infographiques -- passagères, notamment une iconographie médicale omniprésente, comme le souligne encore Michel Meurger. |
La jaquette du film tel qu'il est diffusé professionnellement par le producteur: La Compagnie des Taxi-brousse. |
Fear of the Unknown (2008). Documentaire de 90 mn - 2008,
États-Unis. Réalisateur:
Frank H. Woodward. |
Documentaire en langue anglais présentant notamment des entretiens avec des spécialistes de Lovecraft ou des artistes contemporains influencés par son oeuvre: Guillermo Del Toro (réalisateur - Le Labyrinthe de Pan, Hellboy), John Carpenter (réalisateur - Halloween, The Thing, Dans la bouche des ténèbres), Stuart Gordon (réalisateur - Re-Animator), Neil Gaiman (écrivain - Stardust, American Gods), Peter Straub (écrivain - Ghost Story, Lost Boy Lost Girl), Ramsey Campbell (écrivain - L'Habitant du lac), S.T. Joshi (auteur/biographe - H.P. Lovecraft: A Life), Caitlin R. Kiernan (écrivain - Daughter Of Hounds, Silk), Robert M. Price (écrivain / éditeur - fanzine Crypt of Cthulhu), Andrew Migliore (fondateur du H.P. Lovecraft Film Festival). |
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Les Mythes de Cthulhu, Alberto Breccia (2004). Adaptation BD de nouvelles de
H.P.
Lovecraft. |
Les éditions Rackham ont
édité un album BD regroupant les adaptations des
nouvelles
de Lovecraft réalisée de 1972 à 1974 par Alberto
Breccia.
Déroutantes à première vue pour les
habitués
d'une iconographie lovecraftienne plus conventionnelle, ces planches
témoignent
d'un intérêt prononcé pour l'atmosphère
lovecraftienne
dans ce qu'elle a de plus subtil, ce qui fait certainement de cet album
l'une des adaptations BD les plus fidèles à l'esprit de
l'auteur.
Par ailleurs, cette édition est d'un point de vue graphique une
incontestable réussite. Un soin particulier apporté au
rendu
des nuances de gris rend enfin justice à l'oeuvre de Breccia, ce
qui n'était pas vraiment le cas de la précédente
édition
française (Humanoïdes Associés, 1979). On regrettera d'autant plus vivement la désinvolture manifeste avec laquelle la partie textuelle a été traitée: les coquilles abondent, y compris dans le mot Cthulhu qui fait pourtant partie du titre (et qu'on retrouve orthographié «Chtulhu»), ou dans les noms de certains personnages (Noyes orthographié «Noves»). Certaines phrases de la nouvelle traduction sont incompréhensibles, des mots manquent... Quelques exemples: «il s'est appropré de son corps de façon permanente», «une voix retentssiait», «Les gens avaient commencèrent à évoquer des changements d'Edward Derby au bout d'un an de mariage», «Dessiner l'invisibile», «Il s'agissait manifestement d'un culte vaudou, plus terrible de tout ce qu'ils avaient jusque-là là connu»... Le lecteur voulant retrouver les passages en question devra faire preuve de perspicacité: les pages ne sont pas numérotées! Une simple relecture, même par un non-spécialiste, aurait permis d'éviter une bonne partie de ces erreurs. Il est difficile d'imaginer comment, après avoir apporté un tel soin à l'aspect graphique de cette entreprise, les responsables de cette réédition ont pu à ce point bâcler le texte. Voici un cas d'école des erreurs à éviter à tout prix lorsqu'on estime pouvoir se lancer dans une telle entreprise. Toutefois, répétons-le, cet album est aussi, d'un point de vue graphique, une incontestable réussite et vient combler un manque important dans la bibliothèque lovecraftienne des lecteurs francophones. Une suggestion: relire les textes de Lovecraft avant d'aborder cet album. Présentation de l'éditeur: «Breccia déploie tout son talent et met en oeuvre des solutions graphiques inédites pour transposer les atmosphères oppressantes et obsessionnelles de l'écrivain américain. Cette nouvelle édition sera réalisée à partir des planches originales; la traduction française à été revue et corrigée. La difficulté à réperer tous les originaux de cette série nous a obligés à reporter la date de sortie du livre; en même temps nous allons expérimenter une photogravure à trame aléatoire qui, suivie d'une impression en bichromie, pourra rendre au mieux l'exceptionnelle richesse graphique de cette oeuvre de Breccia.» |
Nyarlathotep, de Rotomago et Noirel (2007). Adaptation BD de la nouvelle du
même
nom. |
Rotomago avait surpris les
habitués
des
adaptations
lovecraftiennes classiques (comprendre: horrifiques et un brin
outrées)
en scénarisant une nouvelle de Lovecraft: «Le
Temple»
(1920). Le résultat, un album intitulé U-29,
dessiné
et mis en couleurs par Florent Calvez, s'était
avéré
fidèle à l'ambiance originale d'une histoire qui ne
compte
sans doute pas parmi les plus connues de l'auteur. U-29
témoigne
d'un travail rigoureux, qu'on peut par instants trouver un peu
appliqué,
et qui rompt toutefois nettement avec la tradition certes sympathique
mais
un peu usée des monstres indicibles et autres yog-sothotheries,
pour reprendre l'expression chère à Lovecraft
lui-même.
Rotomago, en compagnie cette fois du dessinateur Julien Noirel, adapte
à présent dans le même esprit un texte datant de la
même année: «Nyarlathotep».
«Nyarlathotep», c'est, à l'origine, ce poème en prose envoûtant inspiré à Lovecraft par un cauchemar particulièrement réaliste dont il entreprit la transcription alors même qu'il se trouvait encore dans un demi-sommeil, comme il le confia dans une lettre aujourd'hui fameuse à son ami Rheinart Kleiner. Le personnage qui donne son nom à ce court récit est l'une des créations les plus énigmatiques et les plus fascinantes de Lovecraft. Cet égyptien mystérieux, organisateur de projections cinématographiques apocalyptiques, démonstrateur de merveilles scientifiques indicibles qui sèment le trouble dans l'esprit des spectateurs, semble annoncer (accompagner? provoquer? révéler?) la fin du monde tel que les hommes l'ont connu jusqu'alors. Telle la pierre de touche, ses spectacles semblent dessiller les yeux des hommes, pour leur plus grand malheur. Ce thème éminemment lovecraftien est ici traité, comme c'était le cas dans U-29, avec une fidélité scrupuleuse. Il trouve en outre une résonance particulière de nos jours, notamment par l'évocation des dérèglements climatiques, des troubles sociaux et du mal être général qui accompagne la venue du Chaos Rampant, Noir Messager des Grands Anciens. Lorsqu'on découvre l'album de Rotomago et Julien Noirel, on est d'emblée dérouté par le côté statique des personnages, le rendu un peu photographique qui semble par endroits presque malhabile à force de précision. Puis, à mesure que l'on entre dans l'histoire, on mesure qu'il y a là une façon originale et efficace de demeurer un peu en retrait, de laisser l'ambiance s'installer d'elle-même. C'est une démarche qui semble à l'opposé de celle du génial Breccia (à qui on ne peut s'empêcher de comparer toute tentative sérieuse d'adaptation lovecraftienne), mais qui paraît en définitive tout aussi efficace. Le découpage de Rotomago, la mise en pages (utilisation fréquente des pleines pages), tout concourt à installer l'ambiance, ce qui est bien évidemment essentiel avec pareil récit. L'utilisation de couleurs froides, ou de couleurs censément chaudes que leur traitement fait paraître ici presque froides, renforce encore le sentiment d'oppression chez le lecteur. C'est d'autant plus appréciable qu'on aurait tendance à imaginer l'adaptation d'un rêve en noir et blanc. C'est le cas, par exemple, du court métrage réalisé en 2001 aux États-Unis par Christian Matzke à partir du même récit. Précisons que la BD proprement dite est suivie d'un poème de Lovecraft également intitulé «Nyarlathotep» et tiré de sa fameuse série de sonnets, Les Fungi de Yuggoth, écrits dix ans après la nouvelle. Le texte en est illustré de vignettes en noir et blanc par Julien Noirel et suivi de la lettre de Lovecraft que nous évoquions plus haut, utilement annotée par Rotomago, également responsable de l'ensemble des traductions, ce qui témoigne là encore du sérieux avec lequel ce projet a été mené. |
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CD double format: pdf/mp3. Éditeur: Alexis Brun Production. Collection: Lyre Audio. Prix: 9,90 Euros. pdf: 500 pages. mp3: 4h20. ISBN: 978-2-356450-08-1. Traducteur: Alain Chouraki. Lecteur: Xavier Béja. |
Livre papier. Collection: Lyre Press. Prix: 22 Euros. 228 pages. ISBN: 978-2-356454-49-2. |
Howard Phillips Lovecraft :
Lettres de 1929
Présentation de l'éditeur: Qui ne connaît Lovecraft? Cet auteur hors du commun, père de la littérature fantastique moderne, aura fasciné des générations entières de lecteurs tant par ses écrits que par sa personnalité contradictoire. Ses idées, ses pensées, sa vision du monde et de l'homme... tout chez lui est sujet à polémique. Difficile d'accorder les lecteurs de l'opuscule qui propulsa Michel Houellebecq au sommet de la notoriété Lovecraft contre le monde, contre la vie avec ceux du très volumineux et richement documenté Roman de sa vie de Lyon Sprague de Camp... Pour autant, ces deux ouvrages ne demeurent que des biographies et ne remplaceront jamais une lecture de la correspondance d'un des plus grands épistoliers de son temps. Au travers d'une trentaine de lettres écrites entre juillet et décembre 1929, absolument inédites en français, ce premier volume des lettres de Lovecraft, offre au novice comme à l'initié, l'opportunité de se forger avec raison et sentiments sa propre idée du Maître de Providence. Disponible également en téléchargement sur www.lyre-audio.com. Lire la critique détaillée de cet ouvrage. |
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Löẁkräft iss
dëh hündïn ! Magma n'est pas, a priori, une formation musicale particulièrement connue pour ses attaches lovecraftiennes. Pourtant, ce verso de la pochette d'une édition pirate du concert donné le 2 mars 1976 à l'opéra de Reims par Christian Vander et son groupe ne manque pas d'intriguer par son évocation explicite (coquilles comprises, hélas) de deux personnages clef de la mythologie lovecraftienne: Nyarlathotep et Abdul Alhazred. Quant aux illustrations de Philippe Druillet qui intègrent le symbole solaire de Magma, ici en noir sur fond blanc, elles rappellent ce que l'artiste a pu faire par ailleurs sous l'influence directe et assumée de Lovecraft. La formule, de prime abord énigmatique, fait écho au traditionnel «avec l'approbation d'Uniweria Zekt» qui figure sur les enregistrements publics de Magma, Uniweria Zekt désignant non seulement les musiciens faisant partie du groupe, mais aussi toutes les personnes participant à l'aventure musicale et spirituelle de Magma (on trouve également la mention UZMK, pour Uniweria Zekt Mouvement Kobaïen, le nom complet de Magma étant Uniweria Zekt Magma Kompozedra Arguezdra). Pourtant, la seule allusion directe à Lovecraft chez Magma se trouve -- à notre connaissance -- dans le titre «Liriïk Necronomicus Kanht». Détail intéressant, ce morceau figure sur l'album Attahk (1977) dont la pochette originale est signée H.R. Giger, autre artiste notoirement influencé dès ses débuts par Lovecraft. Il existe peut-être d'autre allusions moins évidentes, cachées dans les paroles de certains morceaux. Il est difficile de s'en assurer dans la mesure où la majeure partie de ces titres sont écrits en kobaïen, forme d'expression à mi-chemin entre le scat et la glossolalie consciente que Christian Vander (2e à partir de la droite sur la photo ci-contre) a mise au point lui-même pour accompagner ses compositions. Ceci étant dit, les groupes de musique Zeuhl créés dans la mouvance de Magma ont volontiers emprunté au lexique lovecraftien lorsqu'il s'est agi de trouver un nom à leur formation: Necronomicon, Shub-Niggurath, etc. À l'époque du concert de Reims, les Magma fréquentaient effectivement Druillet, ou plutôt l'inverse s'il faut en croire Christian Vander qui, en matière de BD, est toujours resté très classique (ligne claire, école belge) et n'est pas du genre à faire des compliments à tort et à travers. Moebius a eu aussi sa période Magma, comme beaucoup d'artistes en France dans les années 1970, et il a réalisé notamment un dessin pleine page pour le mythique livre d'Antoine de Caunes sur Magma sobrement intitulé Magma et paru en 1978 chez Albin Michel. Gotlib, sur un registre différent, a lui-même parodié à plusieurs reprises Magma, notamment en compagnie de Solé et de Dister pour Fluide Glacial, ce qui témoigne assez de leur notoriété à l'époque. On sait aussi qu'Alejandro Jodorowsky avait souhaité confier à Magma l'illustration sonore d'une partie de son adaptation cinématographique de Dune de Frank Herbert, projet jamais mené à terme mais dont les fragments épars bénéficient dans la geekosphère d'un intérêt indéniable. En juin 1994, une exposition intitulée Mekanïk Grafïk s'est enfin tenue à la Fnac des Halles autour de Magma, avec des œuvres de Druillet, Moebius, Gotlib, mais aussi de Klaus Blasquiz, premier chanteur du groupe, ancien professeur de dessin, auteur (ou co-auteur selon les sources) du célèbre logographe de Magma et de certaines pochettes d'album du groupe. Le Magma d'aujourd'hui peut paraître bien éloigné de Lovecraft sur le fond, avec des morceaux où s'exprime parfois une religiosité assumée. Ceci dit, la citation de Christian Vander qui suit, tirée du livre d'Antoine de Caunes et qui date donc du milieu des années 1970, peut finalement, si on y tient, renvoyer dans une certaine mesure au cosmicisme lovecraftien tel que Cédric Monget l'a analysé dans son essai Lovecraft, le dernier puritain: «Pendant toute mon adolescence, je n'ai pas dit un mot. J'écoutais les gens mais je ne parlais pas, parce que je me sentais complètement étranger à toutes leurs préoccupations. En fait, je ne savais pas si j'étais fou ou si c'était le monde qui l'était. Les politiciens discutaient à longueur de temps, et les gens discutaient des discussions des politiciens. Pendant ce temps-là, je sentais l'impassibilité définitive de l'univers.»Et de même que Lovecraft s'est mis à écrire, Christian Vander s'est mis à composer: «Mais je savais en même temps que ce jeu ne durerait pas longtemps, et qu'il fallait changer le plus vite possible. J'ai décidé de combattre, animé d'une haine énorme, ce que tous ces gens avaient fait de la terre.»Enfin, Christian Vander -- qui explique que si le monde tournait rond il n'aurait pas besoin de faire de la musique -- partage avec Lovecraft la conviction que créer n'est envisageable que si ce qu'on éprouve le besoin de créer n'a réellement jamais été fait auparavant, et qu'il est inutile de faire deux fois la même chose. Lorsqu'ils ont débuté en 1969, les Magma se définissaient comme des anti-babas cool absolus et des ultra-violents musicaux. Ils vomissaient les bons sentiments, agonisaient d'injures la pop, le rock et le folk, affirmaient témoigner par leur musique du fait que l'humanité était perdue et la terre avec elle car les hommes avaient fait de leur planète une poubelle au lieu de chercher la voie de l'accomplissement spirituel et qu'ils méritaient le mépris dont les Magma les abreuvaient et le sort pitoyable qui, certainement, les attendait. Mieux valait disparaître dignement et redevenir une parcelle de l'infini en Kreühn Köhrmahn, personnification des forces de l'Univers dans la mythologie vanderienne. Ce que Christian Vander lui-même résumait alors par ces mots: Sëhnntëht dros ẁurdah süms ! (la mort n'est rien). Cela jeta un froid. Sans que cela émeuve encore le jeune Godwin qui devait avoir d'autres chats à fouetter à l'époque, on ne tarda pas à les traiter de nazis. Ceci dit avec quelques décennies de recul, l'auditeur contemporain ne doit pas pour autant s'attendre à du proto-métal, même si le morceau «Theusz Hamtaahk», tel qu'il a été joué au Triton à Paris en 2005, mais aussi tel qu'on pouvait l'entendre dès 1974, soit de ce point de vue fortement charpenté, et encore moins à du rock progressif planant. À première écoute, le néophyte pense parfois à du jazz-rock, notamment en écoutant le premier album. D'autres parlent volontiers d'une évocation quasi médiumnique des esprits de la vieille Europe, en songeant par exemple aux albums Ẁurdah Ïtah ou Mëkanïk Dëstruktïẁ Kömmandöh. D'autres enfin ne manquent pas de souligner les racines indubitablement africaines d'un album commme Üdü Ẁüdü ou de certains morceaux enregistrés dans le cadre de la formation sœur de Magma, Offering. Les influences de Christian Vander vont en fait de John Coltrane à Béla Bartók en passant par Richard Wagner et Igor Stravinsky avec parfois, plus superficiellement peut-être, une touche de minimalisme à la Terry Riley. Dans sa musique, il privilégie volontiers les rythmes complexes alliés à des thèmes répétitifs, envoûtants, propices à la transe. À vrai dire, Magma semble parfois assez inappréhensible pour l'auditeur contemporain, souvent peu curieux, hélas, d'élargir son horizon musical. Par exemple, certains morceaux peuvent ainsi durer de 20 à 30 minutes, ce qui semble déjà long à beaucoup. Pourtant, ces morceaux sont à l'origine composés pour durer pas moins de 2 à 3 heures, parfois même davantage. C'est le cas de «Zëss» qui, dans la version «courte» (une demi-heure), la seule enregistrée à ce jour, débute par une invocation en sprechgesang quasi chamanique pour s'achever par un authentique gospel, en passant par des transes répétitives scandées de scat alternativement guttural et suraigu, le tout au rythme d'une batterie résolument non-euclidienne. Quant aux atomes crochus entre Magma et les littératures de l'imaginaire, ils intriguent toujours même si Christian Vander tient plus que jamais à les relativiser, comme en témoigne cet entretien avec Christian Vander publié sur le blog de la revue Bifrost. |
De Howard Phillips Lovecraft, La Clef d'Argent a aussi publié: Azathoth, «L'Inconnu», «Mars est-il un monde habité ?», «Rudis Indigestaque Moles». |
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